15

— Tu ferais mieux de ne plus penser à ce que tu as fait, mon vieux, dit Tommy.

Sur l’insistance de Tommy, ils rentraient à la maison mère.

— Nous devons nous comporter comme si nous n’avions rien à nous reprocher. Il n’y a plus aucune preuve, de toute façon. Aucune piste à remonter. On retourne là-bas et on fait comme si de rien n’était. Et, surtout, on se montre attristés par la mort de Marcus. Un point, c’est tout.

— Je leur dirai que j’étais très inquiet pour Stuart, dit Marklin.

— Oui, c’est exactement ce qu’il faut faire. Stuart était bouleversé et tu te faisais du souci pour lui.

— Peut-être qu’ils n’ont même pas remarqué mon départ. Enfin, les plus vieux, je veux dire.

— Et tu leur dis que, comme tu n’as pas trouvé Stuart, tu es rentré. D’accord ?

— Et ensuite ?

— Ça dépend d’eux, dit Tommy. Quoi qu’il arrive, on reste là-bas pour ne pas attirer les soupçons. Notre attitude est simple : « Qu’est-ce qui s’est passé ? Quelqu’un peut nous expliquer ? »

Marklin hocha la tête.

— Mais où est Stuart ? demanda-t-il.

Il jeta un regard sur Tommy. Il était aussi calme qu’à Glastonbury, quand Marklin avait supplié Stuart à genoux de continuer avec eux.

— Il est allé rencontrer Yuri, c’est tout. Personne ne peut soupçonner Stuart, Mark. C’est plutôt toi qui serais suspect à cause de la façon dont tu as réagi. Reprends-toi maintenant, mon vieux. Il va falloir jouer finement.

— Pendant combien de temps ?

— Comment le saurais-je ? Au moins jusqu’à ce que nous ayons une bonne raison de nous en aller. Nous retournerons à Regent’s Park et nous déciderons de ce que nous avons à perdre et à gagner en restant dans l’ordre.

— Mais qui a tué Anton ?

Tommy secoua la tête. Il surveillait la route comme si Marklin avait eu besoin de lui comme copilote. À vrai dire, c’était peut-être le cas. S’il n’avait pas connu la route par cœur, il se serait probablement mis dans le fossé.

— Je ne suis pas persuadé qu’il faille y retourner, dit Marklin.

— C’est idiot. Ils ne peuvent absolument pas savoir ce qui s’est produit en réalité.

— Et comment tu le sais ? Yuri leur a peut-être tout raconté ? Tommy, sers-toi un peu de ta tête. Je ne comprends pas que tu puisses rester aussi calme. Stuart est allé voir Yuri, et Yuri, si ça se trouve, est en ce moment même à la maison mère.

— Tu ne crois pas que Stuart a eu le bon sens de dire à Yuri de rester à l’écart ? Qu’il y avait une sorte de conspiration dont il ignorait l’ampleur ?

— Je crois que toi, tu aurais eu ce bon sens et moi peut-être aussi. Mais Stuart, va savoir.

— Bon, d’accord. Yuri est peut-être là-bas. Et alors ? Même s’ils sont au courant de la conspiration, on n’a rien à voir là-dedans. Stuart ne parlerait jamais de nous à Yuri, quoi qu’il arrive. C’est toi qui ne réfléchis pas assez. Tout ce que Yuri peut leur raconter, c’est ce qui s’est passé à La Nouvelle-Orléans, et si c’est consigné dans les archives… Tu sais, j’espère ne pas avoir à regretter d’avoir détruit l’interception.

— Sûrement pas ! s’écria Marklin.

Il commençait à en avoir assez de la désinvolture de Tommy et de son absurde optimisme.

— Tu as peur de ne pas réussir ton coup, hein ? demanda Tommy. Tu as peur de craquer comme Stuart. Mais, Marklin, n’oublie pas que Stuart a passé toute sa vie au Talamasca. Qu’est-ce que c’est pour toi et moi, le Talamasca ? Ils se sont bien gourés à notre sujet, tu ne trouves pas ?

— Non, pas du tout. Stuart savait très bien ce qu’il faisait. Il savait que nous ferions ce qu’il n’avait pas le courage de faire lui-même. Mais il a commis une erreur. C’est que quelqu’un a tué Anton Marcus.

— Et aucun de nous n’est resté suffisamment longtemps sur place pour découvrir des éléments sur cette personne, ce crime, cet incident dû au hasard. Tu es d’accord pour dire que c’est un hasard ?

— Evidemment. Nous sommes débarrassés de Marcus. C’est une bonne chose. Mais que s’est-il passé exactement au moment du meurtre ? Elvera a parlé au tueur. Il a dit des choses concernant Aaron.

— Et si c’était quelqu’un de la famille Mayfair ? Un sorcier ? Ce serait génial. Je vais lire de la première à la dernière ligne toute l’histoire de cette famille. Je veux tout savoir sur ces gens. Il doit bien y avoir un moyen de se procurer les dossiers d’Aaron. Tu le connaissais, il écrivait tout. Ils doivent être à La Nouvelle-Orléans.

— Ne t’emballe pas, Tommy ! Peut-être que Yuri est là-bas, que Stuart a craqué et qu’ils savent tout.

— Franchement, j’en doute, dit Tommy avec l’air de quelqu’un qui veut réfléchir à des choses plus importantes. Marklin ! La sortie !

Marklin faillit la manquer. Il donna un coup de volant et évita de justesse une voiture qui allait tout droit.

Quelques secondes plus tard, ils avaient quitté l’autoroute et se retrouvaient sur une route de campagne. Marklin se détendit. Il avait tellement serré les dents en sentant arriver l’accident qu’il avait mal aux mâchoires.

Tommy l’observait.

— Lâche-moi un peu ! dit soudain Marklin. Ce n’est pas moi le problème. Ce sont eux ! Bon, c’est le moment de nous reprendre. Nous savons tous les deux ce que nous avons à faire.

Au moment de passer la grille du parc, Tommy tourna lentement la tête.

— Tout le monde doit être là, dit Marklin. Je n’ai jamais vu autant de voitures.

— On aura de la chance s’ils n’ont pas réquisitionné nos chambres pour quelque octogénaire sourd et aveugle de Rome ou d’Amsterdam, persifla Tommy.

— Au contraire, j’espère qu’ils l’ont fait. Ce serait un bon prétexte pour ne pas rester.

Marklin arrêta la voiture à quelques mètres du gardien qui indiquait à la voiture devant eux où se garer, de l’autre côté de la haie. Pendant toutes ces années, Marklin n’avait jamais vu autant de voitures serrées les unes à côté des autres jusqu’au-delà de la haie.

Il sortit et tendit ses clés au gardien.

— Pouvez-vous garer la voiture, Harry ?

Il sortit un nombre de billets suffisant pour écarter toute objection à ce manquement au règlement et se dirigea vers la porte principale de la maison.

— Mais pourquoi tu as fait ça ? lui reprocha Tommy. Essaie plutôt de respecter le règlement, s’il te plaît. Tu ferais mieux de te fondre dans le paysage au lieu d’attirer l’attention. On est d’accord ?

— Tu es trop nerveux, dit méchamment Marklin.

La porte de devant était grande ouverte. L’entrée était remplie de monde et d’épais nuages de fumée de cigare. On aurait dit une veillée funèbre ou un entracte au théâtre.

Marklin s’arrêta. Son instinct lui disait de ne pas entrer et, toute sa vie, il avait autant obéi à son instinct qu’à son intelligence.

— Allez, viens ! dit Tommy entre ses dents.

— Bonjour, leur dit un vieil homme en se retournant vers eux. Qui êtes-vous ?

— Des novices, répondit Marklin. Tommy Monahan et Marklin George. Est-ce que les novices sont autorisés à entrer ?

— Bien entendu, bien entendu, dit l’homme en s’effaçant pour les laisser entrer.

Les gens se pressaient derrière lui, le considéraient puis détournaient leurs regards avec indifférence. Une femme murmurait quelque chose à un homme dans un encadrement de porte. En apercevant Marklin, elle eut un petit cri de surprise et de chagrin.

— On ne devrait pas être là, chuchota Marklin.

— Tout le monde est bienvenu, évidemment, continuait le vieillard. Tous les jeunes doivent être là. Lorsqu’un événement de ce genre se produit, on réunit tout le monde.

— Je me demande bien pourquoi, murmura Tommy. Personne n’aimait Anton.

— Ferme-la, dit Marklin.

Ils se frayèrent un chemin à travers la foule. Des visages étranges à droite et à gauche. Des gens partout en train de boire de la bière ou du vin. On entendait parler français, italien et même néerlandais.

Dans le premier des salons, Joan Cross était entourée de visages inconnus de Marklin. La conversation avait l’air sérieuse.

Pas de Stuart.

— Tu vois ? chuchota Tommy à son oreille. Ils font ce que tout le monde fait après un décès : ils se réunissent pour bavarder comme s’il s’agissait d’une réception. C’est exactement ce que nous allons faire. Tu comprends ?

Marklin acquiesça de la tête mais l’idée ne lui plaisait pas du tout. Il jeta un regard en arrière, vers la porte d’entrée, mais elle semblait fermée et, de toute façon, la foule en bloquait l’accès. Il ne voyait rien. Il lui parut étrange qu’il y ait autant de visages inconnus et voulut en toucher un mot à Tommy. Mais Tommy s’était éloigné.

Il discutait avec Elvera et hochait la tête pendant que celle-ci lui expliquait quelque chose. Elle était toujours aussi mal fagotée, avec ses cheveux gris noués sur la nuque et ses lunettes au milieu du nez. Enzo, un Italien sournois, était auprès d’elle. Mais où donc était son jumeau ?

Quelle horreur de passer sa vie dans un endroit comme celui-là, se dit-il. Il n’osait pas demander où était Stuart et encore moins poser des questions sur Yuri, bien qu’il eût su par Ansling et Perry que Yuri avait appelé. Que faire ? Et où étaient Ansling et Perry, justement ?

Galton Penn, un autre novice, se dirigeait vers lui.

— Salut, Mark ! Qu’est-ce que tu penses de tout ça ?

— Eh bien, je n’ai pas l’impression que les gens parlent de ça, ici. Mais je n’ai pas vraiment écouté.

— Alors, parlons-en avant que toute conversation sur le sujet soit interdite. Tu connais l’ordre. Ils n’ont pas la moindre idée de l’identité du meurtrier de Marcus. Pas un indice. Tu sais ce que tout le monde pense ? Qu’on nous cache quelque chose.

— De quel genre ?

— Que c’est l’œuvre de quelque puissance surnaturelle, bien sûr. Quoi d’autre ? Elvera a vu quelque chose qui l’a horrifiée. Quelque chose de terrible s’est produit. Tu sais, Mark, je suis vraiment désolé pour Marcus, mais c’est le moment le plus exaltant depuis que je suis entré dans l’ordre.

— Oui, je vois ce que tu veux dire. Tu as vu Stuart ?

— Non, pas depuis ce matin, quand il a refusé sa nomination. Tu étais là ?

— Non. Euh, oui, je veux dire. Je me demande s’il est sorti ou quoi.

Galton secoua la tête.

— Tu as faim ? Moi oui. Viens, allons manger un morceau.

La partie n’allait pas être facile à jouer. Mais si les seules personnes qui lui adressaient la parole étaient d’aussi sombres crétins que Galton, il s’en sortirait sans problème.

 

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